Je n’aurais jamais imaginé ça.
Je n’avais fait aucun plan sur la comète, je n’avais rien imaginé de particulier, je m’étais laissé l’occasion de le faire, de le vivre, puis de décider d’arrêter si ça ne me convenait pas, puisqu’on ne peut jamais savoir comment se déroulera la vie, puisque certaines le vivent à merveille et d’autres en gardent un mauvais souvenir, puisque Lou n’avait pas l’air de vouloir accepter un sevrage pendant ma grossesse, réussissant péniblement à passer d’un allaitement fréquent la journée à une tétée matin et soir.
Mais, je n’aurais jamais imaginé ça.
Jamais je n’aurais imaginé que ce soit si désagréable, si prenant physiquement, si violent émotionnellement. Si je ne m’étais fermé aucune porte, je n’avais cependant pas imaginé comme je détesterais ça. A quel point cela pourrait me remplir de colère certaines fois, me donner envie de pleurer, me faire sentir tellement prisonnière d’un allaitement qui ne m’avait jusque là jamais posé le moindre problème. Plus de deux ans d’allaitement sans nuages.
Et maintenant… Téter pour dormir, téter pour se réveiller, et dans la journée, les demandes répétées, toujours refusées. Et les crises, pour ce refus qu’elle ne comprend pas, qu’elle n’est pas prête à entendre. Jusqu’à une heure parfois, à pleurer au milieu des escaliers, inconsolable, pour cette tétée que je ne lui donnerai pas. Lui proposer des câlins, des moments pour remplacer…pour qu’elle finisse toujours par me repousser. Il n’y a que la tétée qui compte.
Il y a bientôt six mois j’ai eu un deuxième bébé, lui aussi allaité, et dans cet allaitement tout est normal. Aucun rejet, aucune émotion négative, tout est normal, comme un allaitement classique pour un petit bébé. C’est sur l’allaitement de Lou que tout est concentré. Rejet, bouffées de panique, nausées, pulsions violentes que je réprime en me mordant les lèvres. Je ne supporte plus cette relation d’allaitement avec mon aînée, mais que puis-je y faire ? J’ai essayé, dans tous les sens et tous les jours. J’ai demandé conseil, aux mères, aux professionnels, j’ai sollicité la Leche League, rien à faire : impossible de supprimer ces deux tétées quotidiennes. On me parle de réaction physiologique, de flux hormonaux, de réflexe reptilien qui écarte l’aîné du sein au profit du petit, survie de l’espèce oblige. Cette sensation que j’avais déjà pendant la grossesse, où la plupart des tétées était source d’émotions négatives pour moi, mais on m’avait dit que ça passerait, chez d’autres ça passe, chez moi c’est resté, comment savoir de quoi demain sera fait…
Les demandes en journée ont disparu par la force des choses : je suis retournée travailler, ma fille n’a donc plus le choix que de penser à autre chose alors que je ne suis pas là. Les week-end, elle a pris l’habitude et n’insiste plus quand je refuse les tétées en dehors du soir et du matin. Mais chaque soir et chaque matin, le ballet recommence. Il est l’heure d’aller dormir, ou bien l’heure de se lever, et je suis angoissée. Angoissée à l’idée de l’entendre dire « Maman je peux téter ? », angoissée d’être obligée de lui dire oui parce que j’ai bien essayé de lui dire non et que je ne sais pas comment gérer ses réactions de détresse. Alors les couchers sont redevenus interminables, alors les nuits ont recommencé à s’entrecouper de réveils, et elle pourrait téter trois heures si je ne l’arrêtais pas, mais déjà dix minutes sont à la limite du supportable pour moi. Surtout quand elle se met, comme à chaque fois, à toucher le grain de beauté que j’ai au sein droit, ou à me pincer comme elle le faisait bébé, dans ces cas là je n’ai d’autre choix que de tout arrêter tant la sensation vécue est innommable.
La tétée s’arrête dans la colère, je mets deux heures à en redescendre. Je me sens comme une lionne en cage, cherchant l’issue, prête à mordre quiconque s’approche. Je ne supporte vraiment plus. C’est extrêmement dur, et je n’ai aucune solution à part attendre, que ça s’arrête, enfin. Qu’elle passe à autre chose, qu’elle oublie mon sein….
Il y a quelques jours, la vague de colère qui m’a submergée, alors que je ne parvenais pas à faire suffisamment diversion dans mon esprit, m’a une nouvelle fois fait stopper net la tétée du soir. Ma fille est montée se coucher avec son père pendant que je réprimais une nausée d’une rare violence, accrochée au bord de l’évier. Voilà, où en est mon expérience du co-allaitement. Une prison que jamais je n’aurais pensé possible, une colère qui monte bien trop souvent et qui chaque jour me mine, qui obscurcit mes journées, qui ternit bien trop souvent le lien que j’avais construit si patiemment avec mon enfant, qui me fait redouter la nuit qui tombe, qui me fait craindre le jour qui se lève, qui me fait dire qu’on n’en sortira jamais, qui a bien failli me faire sevrer tout le monde du jour au lendemain il y a quelques semaines tant la vue de son frère au sein emplissait ma fille de tristesse alors que je lui refusais ces tétées qu’elle passait son temps à attendre.
Mon expérience du co-allaitement est une expérience d’une grande violence, un tunnel dont je crois parfois entrevoir la fin mais qui finalement s’allonge, pour ne jamais aboutir. La seule solution serait de tout arrêter. Dire stop, définitivement. Mais je n’ai pas les épaules pour gérer la détresse, quand je vois mes enfants de 19 à 20h et de 6h à 8h30, 5 jours par semaine. Des cris le soir, des cris le matin, et puis des cris un peu la nuit aussi? Je n’ai pas les épaules pour assumer ça. Alors j’attends la fin, je serre les dents, je continue à essayer d’instaurer jour après jour ce sevrage qui m’est indispensable. Et je me dis qu’un jour, elle y arrivera.
Demain, il fera jour.
J’ai écrit ce billet entre midi et deux aujourd’hui, alors que j’étais au bureau, à la pause déjeuner. Sans doute m’a-t-il permis de faire le point car ce soir, alors qu’elle me pinçait une nouvelle fois et sentant monter comme toujours la colère, j’ai stoppé sa tétée et lui ai dit qu’on n’en ferait plus désormais. Que je ne pouvais plus, que c’était trop difficile. Elle s’est mise à pleurer, à paniquer, je lui ai dit qu’elle avait besoin que je l’aime, qu’elle avait besoin de lait et qu’elle avait besoin que je reste près d’elle, et que tout ça je lui donnerais autant que nécessaire, mais qu’on ne pouvait plus téter. Ce soir pour la première fois la crise n’a pas duré. Désormais elle est couchée. Je prie très fort pour que ce soir ait eu lieu notre dernière tétée, après 33 mois d’allaitement. Peut-être la fin, enfin. Cette fin que j’appelle de mes voeux depuis près de 9 mois maintenant…affaire à suivre.