IVG: Je vais bien, merci.

Au quotidien
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Romain Duris, Cécile De France / L’Auberge Espagnole (Cédric Klapisch, 2002)

C’était en juin 2002. J’avais 19 ans.

A cette époque, je traversais avec mes parents une crise profonde. Une crise d’adolescence violente et destructrice. Rejet de l’école, rejet de ce qui avait toujours fait de moi une jeune fille sage et sans problèmes. Rejet de l’autorité, rejet de ma situation familiale. Ma crise d’adolescence ne fut qu’un immense rejet, de tout et de tout le monde. A commencer par moi-même.

2001: je prépare un baccalauréat littéraire. A la maison, c’est la catastrophe. J’enchaîne les conneries, les mensonges. Je mens pour tout, tout le temps. C’est devenu un réflexe. Même pour les choses de la vie quotidienne qui ne le nécessitent aucunement, je mens. Mes parents perdent toute confiance en moi. Les quelques fois où je dis effectivement la vérité, bien sûr, on me croit plus. Comment savoir? La situation se dégrade de jour en jour, jusqu’à ce que tout éclate. A la maison, je ne suis plus qu’un fantôme. Je pars tôt pour le lycée même quand je commence tard, je rentre tard après les cours même quand je finis tôt. Passer le moins de temps possible sous ce toit, j’étouffe, laissez-moi tranquille. « de toute façon, dès que j’ai mon bac, je me casse chez mon père ». Voilà à peu près le refrain que ma mère et Tom ont entendu toute cette année là.

Juillet 2001: Je décroche malgré tout mon bac. Et je m’en vais effectivement. Faire une fac d’anglais, à Clermont-Ferrand, non loin de là où vit mon père. Alors que ce moment est dans beaucoup de familles celui où l’on regarde d’un air attendri le jeune adulte s’émanciper et quitter son nid pour aller construire sa vie, moi je m’en vais dans la colère. J’avais décidé de faire ma grande. De jeter à la face du monde, mais surtout de ma mère, que non je n’avais besoin de personne pour m’accomplir. Je suis grande et responsable, et je vais vous le prouver puisque vous ne voulez pas me croire.

Septembre 2001: J’ouvre la porte de ma chambre de la cité U de Clermont-Ferrand. Bon sang. MES clés, MON chez-moi, MA vie, MES choix. Je me revois me laisser tomber sur le lit une place, encore vierge de draps, le jour où j’ai emménagé. « Enfin tranquille ». Les cours commencent. Pendant le premier trimestre, j’irai comme une grande. Sans sécher (ce que je faisais à merveille au lycée, imitant à tour de bras signatures et mots d’excuses), en travaillant. Alors, elle était pas assez grande pour s’assumer toute seule, l’ado révoltée?

Novembre 2001: C’est petit 9m². Surtout quand on vient d’une maison où il y avait de la place. Et c’est silencieux, la cité U. Surtout quand on vient d’une famille de 5 enfants. Je tourne en rond dans ce placard. J’y passe de moins en moins de temps, je commence à dormir chez des copines de fac qui vivent dans des trucs plus grands. Une nuit, deux nuits. Une semaine. Et je sèche mes premiers cours. Un TD par ci, un amphi par là. Puis deux, puis trois. Puis tous.

Noël 2001: Cela fait maintenant quinze jours que je ne vais plus du tout en cours. Elle commence à être loin, la jeune adulte responsable. Fête de famille. « Alors Julie, ça va les cours? » – « Ouais, impecc, j’ai un bon contrôle continu pour le moment ». Tu parles. J’ai arrêté la fac tellement tôt que je n’ai pas eu l’occasion de recevoir la moindre note. La vérité, c’est que je suis en train de sombrer lentement mais sûrement dans la déprime. Je m’oublie, je fais n’importe quoi. On me l’avait prédit. Alors tu penses bien que je n’allais pas avouer la tête haute que oui, je m’étais plantée, que oui je n’étais pas prête. Que oui j’avais encore besoin de ma mère. Quand on est jeune, on est con. Et moi en plus d’être conne, j’étais fière. Hors de question d’avouer ne serait que l’once du début d’un échec. Je n’échoue pas moi. Je suis grande tu vois.

Janvier 2002: La chute se poursuit, inévitablement. Je vis la nuit, je dors le jour. Je passe mon temps en soirée, avec des gens pas toujours très nets rencontrés ici et là. Je fume des joints, plus que de raison. Je n’ai plus un rond. J’invente tout un tas de choses auprès du service recouvrement du CROUS, qui me réclame les 4 mois de loyer de retard. Je ne passe à la cité U que pour laver mes affaires et en récupérer des propres pour la semaine qui arrive. Je commence à filtrer les appels téléphoniques. Je me renferme sur moi-même. Laissez-moi, je vais bien, je vous assure. La fac, impeccable, j’ai eu des super notes à mes premiers partiels, je vous dis que ça roule, faut vous le dire en quelle langue? Plutôt mourir que d’avouer que c’est la crise, que je ne sais plus comment faire. Alors je mens à tout le monde, et je me mens à moi-même.

Je rencontre A. La trentaine, encore plus paumé que moi. Il a repris ses études le temps d’une formation professionnelle. Tous paumés qu’on est, on se complète bien. On sort ensemble. Et il achève ma chute. Le peu de force que j’avais encore pour maintenir la tête hors de l’eau, il me les ôtera définitivement, dépressif profond qu’il était. Je ne l’aime pas, mais ma relation avec lui me rassure: si je suis avec quelqu’un, c’est que je suis normale, c’est que tout va bien.

Février 2002: Je le trompe avec J, un étudiant de deux ans plus jeune que moi. Bien dans sa tête, lui. Un jour, j’oublie ma pilule. Le lendemain, j’en prends deux d’un coup, pour rattraper le retard. Aucun souci, je gère, bien sûr.

Trois semaines plus tard, ma poitrine a gonflé, j’ai mal au ventre. Un matin, je me réveille avec de violentes nausées. Je suis très fatiguée. Mais ça va passer, ça doit être le suites de ma soirée du week-end, où je me suis mise minable, faut bien le dire. Et puis ma poitrine bah…c’est toujours comme ça avant d’avoir mes règles, c’est normal.

Avril 2002: Mes règles ne sont toujours pas là. Je n’ai plus de nausées, plus de vertiges, je suis juste un peu pâle. Par contre, j’ai une drôle de sensation dans le ventre, et ces seins qui n’arrêtent pas de grossir….bon, maintenant, il va falloir se rendre à l’évidence: je suis enceinte. Cette fois, je crois bien que j’ai touché le fond. Panique à bord: je ne peux pas annoncer ça à ma mère, c’est impensable. Plutôt mourir que d’avoir à avouer la profondeur de mon échec, la béance de mon erreur. L’immensité de mon inconscience. Plutôt mourir que d’avouer que l’histoire lui donnait raison. Que je n’aurais jamais dû partir. Que j’aurais du comprendre que ce qu’elle avait dit, fait, c’était pour mon bien.

Mai 2002: Je n’ai personne vers qui me tourner. La honte de moi-même d’en être arrivée là empêche tout appel au secours. Alors je m’enferme, je ne réponds plus au téléphone, je vis presque comme une personne traquée. Je change mes itinéraires en ville pour éviter le plus possible de croiser mes connaissances. Et je laisse se développer dans mon corps cette chose que je n’avais pas voulue, que je n’avais pas prévue. Lorsque je me réveille et que je décide d’avorter, il est trop tard. Le délai légal est dépassé. Je n’ai plus le choix, je vais devoir le garder. Alors j’enchaîne les soirées, les sorties, je bois et fume en quantité. Avec ce que je m’inflige, il va bien finir par se décrocher. Il ne peut pas rester là, il ne peut pas, il ne peut pas. Je n’ai pas fait exprès, vous comprenez? Mais il s’accroche. Et peu à peu mon corps se transforme.

Juin 2002: La fin de l’année scolaire approche. Et avec elle, le retour chez Maman et Tom pour les vacances. Mon ventre commence à s’arrondir, ma poitrine a doublé de volume, je perds même les premières gouttes de colostrum. Je ne peux pas retourner là-bas, ce n’est pas possible. Ils vont le voir. On ne cache pas une grossesse à une femme qui a eu 5 enfants. Je pense même à m’enfuir, loin. A laisser cette grossesse se finir, pour accoucher sous X, loin de ma vie d’avant. Mais je rentre finalement, tentant de feindre un bien-être certain. Une fois arrivée, il n’aura pas fallu 5 minutes à ma mère pour comprendre ce qui se tramait sous cette mine pâle et ces vêtements amples que je portais pour masquer mon état.

Et la question tombe: « Est-ce que tu veux le garder, cet enfant? ». Je crois que jamais une question ne m’avait fait autant de bien. J’allais enfin pouvoir verbaliser ma souffrance. Dire non. Ne plus porter seule ce fardeau. Alors non, j’ai dit. « Es-tu sûre? Nous en avons discuté avec Tom, si tu veux le garder, nous l’élèverons le temps qu’il faudra. Mais ce doit être ta décision ». Non, ai-je répété. Alors ma mère a décroché son téléphone, a appelé sa gynéco, qui a demandé à ce qu’on fasse une prise de sang pour dater la grossesse, et voir ce qu’il était possible de faire. Les résultats du labo arrivent: 21 SA, soit plus de 4 mois. Tous les délais européens sont dépassés. Sauf 1: l’Espagne. Je suis à 7 jours du délai légal pour un avortement chirurgical. Il n’y a pas de temps à perdre. La gynéco prescrit une échographie pré-abortive, que je passe dans un centre d’imagerie médicale de région parisienne.

Je suis tombée ce jour là sur une nana qui devait être contre l’avortement et qui devait sans doute vouloir me faire comprendre que ce que je faisais était mal. Parce qu’elle n’a pas coupé le son du moniteur. Parce qu’elle m’a demandé, dans un sourire, si je voulais le voir. En repartant à la voiture, mes jambes avaient du mal à me porter.

Trois jours plus tard, ma mère et moi, nous étions dans le train pour Montpellier. Correspondance d’une demie journée pour Barcelone, notre destination finale. L’Auberge Espagnole venait de sortir en salle. Nous sommes allées au cinéma. Arrivée à la clinique privée de Barcelone, j’ai été prise en charge par une équipe très à l’écoute. On m’a donné des cachets pour préparer l’intervention. Toute la nuit, j’ai eu des contractions, très douloureuses. On m’a donné des calmants. Le matin, des infirmières sont venues me chercher pour l’anesthésie générale. Lorsque je me suis réveillée quelques heures plus tard, tout était fini. Je suis restée encore un jour, le temps de vérifier que tout s’était correctement déroulé. Et puis nous avons repris le train. Le bébé en moins, et ma nouvelle vie en plus.

J’ai quitté Clermont-Ferrand et suis revenue vivre chez mes parents. Quelques mois plus tard, je rencontrais L., un jeune homme bien dans sa tête, bien dans sa vie. Nous sommes restés ensemble pendant 3 ans. Trois ans où je me suis reconstruite, trois ans où il m’a remise sur les rails. Je lui ai dit très vite ce que j’avais traversé, il ne m’a pas jugée. On en parlait parfois. A la maison, ce n’était toujours pas ça, mais les choses s’arrangeaient doucement. Nous ne parlions pas de ce mois de juin, mais pas parce que c’était tabou. Juste parce que je n’en ressentais pas le besoin.

Dix ans plus tard, avec le recul, je sais que ce n’est pas l’avortement que j’ai mal vécu. Mais la situation qui l’accompagnait. Je ne regrette pas mon geste et ne l’ai jamais regretté. Cet enfant, je n’avais rien à lui offrir d’autre qu’une mère paumée, sans travail, sans argent. Je ne m’en veux pas d’avoir avorté. Mais je m’en veux quand je me dis que ces quelques mois auraient pu être évités, que j’aurais pu épargner bien des souffrances à mon entourage, si seulement j’avais été moins fière. Si seulement j’avais pu dépasser la honte et appeler à l’aide.

Mais on ne refait pas le passé. On ne l’oublie pas non plus. On vit avec. La solidité de mon entourage a fait que j’en parle sans honte aujourd’hui. Avec mon regard de femme. Avec ce que cette adolescence a eu de ravageur, mais aussi de profondément constructif. Je ne serais pas celle que je suis aujourd’hui si je n’avais pas traversé tout ça. Parfois, il m’arrive de penser à cet enfant, s’il était là. Il aurait 10 ans dans quelques mois. Mais j’y pense sans douleur, et j’en parle sans tabous. Cette année et pour la première fois, ma mère et moi en avons reparlé vraiment, à la terrasse d’un café parisien. Comme d’une trace indélébile, dans mon corps et dans ma tête, mais aussi comme d’un souvenir lointain. Une époque révolue qui a marqué mon passage à la vie d’adulte.

Aujourd’hui, j’ai 28 ans. Je suis amoureuse, j’ai construit ma vie. Mr Chéri et moi avons des projets de bébé et de famille.

J’ai avorté. Dix ans plus tard, je vais bien, merci.


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